Quels ont été les lieux, les atmosphères et les événements marquants de votre enfance, puis de votre adolescence ?
Il s’agit essentiellement de la banlieue de Lille, en particulier la ville d’Armentières, dont j’ai un souvenir, il faut le dire, sinistre. C’était la guerre, j’avais l’impression d’être enfermé : toutes ces rues identiques, ces sirènes d’usine qui indiquaient l’heure…
Une autre ville a compté : Douai, celle de mes grands-parents paternels. Là, au moins, je ressentais une ouverture mais elle était paradoxale, tournée vers le passé. J’aurais certainement pu devenir professeur d’Histoire…
La campagne n’existait pas ; je suis un enfant des villes qui a découvert la nature trop tard.
J’ai vécu une enfance solitaire, d’autant plus que j’étais fils unique. Mais la guerre de 1940 jusqu’à la Libération m’a laissé de nombreux souvenirs marquants. D’abord, l’exode, en mai 1940 : mes parents ont dû quitter Armentières et nous nous sommes retrouvés au Touquet. Une rupture dans la routine… J’y ai retrouvé la mer, qui m’attirait. J’y ai vu surtout les premiers soldats allemands, les premiers avions militaires. Nous sommes rentrés un mois et demi plus tard. Ce retour a été douloureux : j’ai assisté au cortège interminable des prisonniers qui venaient de Dunkerque et qui partaient vers l’Allemagne, les camps… Je n’avais pas cinq ans, je me demandais ce qui se passait. Ce furent mes premiers rapports avec une Histoire qui devint ensuite de plus en plus tragique, avec les bombardements et la Résistance. Par exemple, le père d’un de mes camarades a été arrêté et déporté. J’ai éprouvé une véritable déchirure, à ce moment-là.
Il y en a eu d’autres : l’angoisse, lors de la Libération ; quelques personnes que nous connaissions bien ont été fusillées ; j’ai assisté aussi à des spectacles absurdes, comme celui des femmes tondues, en septembre 44. Ces déchirures ne se sont jamais refermées, comme si l’Histoire était définitivement pour moi quelque chose de douloureux. Je n’ai jamais compris qu’on puisse aller si loin dans le ressentiment ou dans la haine, dans l’horreur.
Dans la littérature comme dans la vie, je ne cherche pas des refuges, mais des valeurs ou des comportements qui soient complètement différents de ce que cette Histoire a pu nous montrer. Du reste, si j’étais devenu professeur d’Histoire, j’aurais aimé l’étude des comportements, des objets, du quotidien, la manière dont on cultivait le blé, dont on bâtissait les cathédrales… Ce qui est un peu désolant dans le nord de la France, c’est l’absence de vestiges – par exemple à Armentières, qui a été détruite en 14-18, puis reconstruite. Mais ce qu’ont pu faire les rois ou les généraux ne m’intéresse absolument pas.
Quant à l’adolescence, les lieux étaient les mêmes, ainsi que l’atmosphère, monotone, de la famille. Mais l’événement majeur, ce fut la découverte de la lecture et de la poésie.
Quelle image avez-vous gardée de vos parents et, plus généralement, de votre famille ?
Ma grand-mère paternelle parlait picard : je ne comprenais pas la moitié de ce qu’elle disait. Illettrée et sans tendresse aucune, elle me semblait lointaine, étrangère. Ma grand-mère maternelle était fille de paysans, originaire de la région de Cambrai. Très dure à l’égard d’elle-même, elle travaillait beaucoup. Je n’ai pas reçu non plus de sa part beaucoup de tendresse. Ce que je pouvais faire ne l’intéressait pas. Elle n’aimait pas me voir lire : je perdais mon temps, disait-elle. Mes parents non plus n’ont jamais compris que je puisse lire et que je veuille écrire. Il y eut ainsi entre nous, hélas, trop de malentendus.
La première fois que je suis entré dans un musée, je venais d’avoir le baccalauréat. Jamais mes parents n’avaient songé par exemple à m’emmener au musée de Lille. Ils étaient instituteurs mais n’avaient aucune curiosité intellectuelle. Leurs lectures étaient superficielles. Cependant, un auteur que mes parents lisaient a eu de l’importance pour moi : Van der Meersch. Originaire de Roubaix, il évoquait le nord. Il me paraissait étrange qu’un écrivain puisse parler de lieux que je voyais tous les jours en donnant à la réalité une dimension tout autre. Cela dit, à présent, ses livres me tombent des mains, tellement simplistes dans leur idéologie, tellement mélodramatiques.